AREC-F : Atelier de recherche sur l'enseignement du créole et du français dans l'espace américano-caraïbe

Traduire en milieu diglossique

Raphaël Confiant

novembre 2003


Avant d’entrer dans le vif du sujet, à savoir "la traduction en milieu diglossique", il me semble nécessaire de rappeler un certain nombre de considérations générales autour de l’acte traductif afin de bien cadrer mon propos. Je ferai d’abord deux remarques : tout d’abord qu’entre 70 et 90% de notre savoir nous est acquis grâce à des traductions. Peu d’entre nous ont lu, ou sont capables de lire dans le texte Platon, Aristote, Spinoza, Marx, Freud, Bakthine ou Chomsky. Or, dans le même temps, la traduction jouit d’une considération fort médiocre à nos yeux. C’est ce que les traductologues appellent son caractère ancillaire, la secondarité qui semble la marquer à jamais. Or, pour peu qu’on réfléchisse à la question, on se rend compte qu’il ne s’agit absolument pas d’une simple technique que l’on peut apprendre grâce à des recettes valables en tous temps et en tous lieux mais bien un champ d’investigation qui fait s’entrecroiser la plupart des disciplines..

La traduction interpelle d’abord la philosophie dans la mesure où elle permet de reposer le vieux problème du Même et de l’Autre. Le texte traduit est-il le même texte que l’original ou un autre texte ? Autrement dit "Hamlet" en anglais est-il le même texte ou un tout autre texte que "Hamlet" en français ou "Hamlet" en espagnol. Il n’est pas facile de répondre à cette question. La traduction interpelle bien sûr la linguistique puisqu’elle travaille sur un matériau langagier. Longtemps d’ailleurs, on a considéré la traductologie, c’est-à-dire la réflexion sur l’acte traductif, comme une branche de la linguistique, comme de la linguistique appliquée. Mais traduit-on vraiment de la langue ? Traduit-on des formes grammaticales ? La traduction interpelle la littérature dans la mesure où elle pose la question de l’identité textuelle et de la classification générique ? Existe-t-il une différence de nature ou simplement de degré entre un vers comme "Aboli bibelot d’inanité sonore" et une phrase extraite d’un mode d’emploi comme "dévissez le bouchon lentement de gauche à droite" ? Y a-t-il une spécificité de la traduction littéraire, et donc du langage littéraire ? Longtemps, là encore, la traduction fut considérée comme une branche de l’analyse littéraire, celle qui est communément appelée la stylistique littéraire. La traduction a affaire aussi à la psychologie : qu’est-ce qu’être bilingue ? par quels mécanismes mentaux parvenons-nous à décrypter un message en langue étrangère ? comment s’y prend concrètement le traducteur une fois la langue étrangère acquise au plan lexical, syntaxique et rhétorique. La traduction à avoir avec l’histoire surtout car chaque époque comporte son propre horizon traductif, sa propre conception de l’acte de traduire. Ainsi au XVIIe siècle, époque dite des "Belles Infidèles", il était licite de modifier le texte que l’on était en train de traduire s’il contrevenait à la morale ou s’il critiquait le pouvoir en place. Il était licite de tenter d’améliorer, d’embellir le texte original en le traduisant. Aujourd’hui, notre vision des choses a changé du tout au tout : nous avons le respect absolu du texte. Le texte est devenu un monument et ce serait un crime de lèse-majesté que d’en supprimer des parties, de le modifier ou de l’arranger à notre manière.

Je pourrais continuer longtemps la liste des disciplines avec lesquelles la traduction a partie liée. Vous avez compris que j’ai voulu vous montrer l’extrême complexité de l’acte traductif pour peu qu’on sorte de ce à quoi nous sommes tous habitués c’est-à-dire de l’optique scolaire et universitaire. En effet, il faut rappeler qu’il existe deux grands types de traduction : la traduction mondaine, commerciale ou institutionnelle, et la traduction scolaro-universitaire. Seule la première mérite le titre de traduction car elle consiste à permettre à un large public de lire dans sa propre langue des textes qui autrement leur seraient restés inaccessibles. C’est l’immense majorité des traduction, celle que l’on trouve sur les étals des librairies par exemple. Et puis, il existe quelque chose qui est aussi appelé traduction et qui n’existe qu’au sein de l’école et de l’université et qui fonctionne à partir de deux exercices sacralisés, le Thème et la Version. Dans ce cas, il ne s’agit pas du tout de permettre au destinataire d’accéder à un texte étranger mais bien de prouver à ce destinataire, en l’occurrence le professeur de langue, que l’on maîtrise bien la langue étrangère. C’est d’ailleurs pourquoi ce destinataire-professeur va noter le traducteur-élève ou étudiant. On mesure le gouffre qui sépare la traduction réelle, telle qu’elle fonctionne tous les jours de la traduction scolaire et universitaire. Quand j’achète en librairie un livre traduit du russe ou du chinois, je n’ai aucun moyen de vérifier si la traduction est bonne. Je suis obligé de faire confiance au traducteur. Et que se passe-t-il dans la plupart des cas ? Eh bien, nous accorderons notre meilleur crédit à la traduction qui nous paraîtra la plus naturelle, la plus coulante, la plus conforme à l’esprit ou au génie de la langue française. Il suffit d’ouvrir n’importe quelle page littéraire des journaux ou magazines pour y lire des appréciations du genre "Untel a réalisé une excellente traduction" ou "X nous livre une traduction plutôt embarrassée du roman de…". Sur quoi se fondent de telles appréciations ? Là encore sur l’ignorance totale de la complexité du phénomène traductif. Et là, cela me permet d’en venir au plus gros débat qui agite le petit monde des traducteurs depuis l’Antiquité à savoir celui de "la lettre et de l’esprit". Quand nous faisons une appréciation positive sur une traduction, nous ne sommes mêmes pas conscients que nous prenons partie dans un débat qui n’a cessé de faire rage depuis des siècles. En effet, nous prenons partie pour les tenants de "l’esprit". Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il existe deux manières fondamentales de traduire :

- soit on respecte la langue de départ, dite aussi langue-source. On la respecte tant du point de vue linguistique (lexique, syntaxe etc.) que du point de vue de la vision du monde qu’elle charrie.

- soit on privilégie la langue d’arrivée, dite aussi langue-cible. A ce moment, on plie le texte original aux exigences de la langue-cible et à ce moment-là, bien évidemment, on aboutit à une traduction naturelle, coulante ou fluide. Tel roman chinois ou russe nous paraissant se dérouler dans la Beauce ou dans la plaine du Lamentin.

Or, ce dernier exemple montre que cette prise de position pour la traduction "cibliste", comme dit Jean-René Ladmiral, n’a absolument rien d’évident ni de logique. Il faut faire preuve, en effet, d’une sacrée dose d’ethnocentrisme pour trouver normal que dans le roman chinois ou russe que je suis en train de lire, les paysans russes ou chinois parlent et se comportent exactement comme des paysans français. Et puis d’ailleurs est-ce que le côté fluide et coulant que je trouve dans la traduction correspond bien à un style fluide et coulant dans le texte original ? Les tenants de cette forme de traduction effacent, gomment complètement l’étrangeté du texte à traduire et le naturalise en quelque sorte, l’empaille, le colonise, l’assimile pour donner l’illusion qu’il a été directement écrit en français. Une phrase revient d’ailleurs souvent sous la plume de nos chers critiques littéraires : "Ce livre est tellement bien traduit qu’on a le sentiment qu’il a été écrit directement en français." Il s’agit-là d’une appréciation qui relève d’un déni de l’Autre, voire d’un mépris de l’Autre d’autant plus grave qu’il est inconscient. Or, on peut fort bien avoir une conception différente de la traduction et privilégier "la lettre" à savoir la langue de départ, la langue-source. On peut considérer que c’est respecter l’Autre que de l’accueillir avec toute l’étrangeté dont il est porteur au sein de notre propre langue. Vous avez sans doute compris que ces traducteurs-sourciers sont les adversaires déclarés et de la grammaire contrastive et de la stylistique comparée, deux disciplines qui visent, dans la traduction, à effacer justement toute trace d’étrangeté. Le grammairien contrastiviste me dira, par exemple, que je n’ai pas à traduire la phrase créole "I pwan kouri" par "Il prit courir" mais bien par "Il se mit à courir". Pourtant, Patrick Chamoiseau écrit "Il prit courir" et il a obtenu le Prix Goncourt ! Le stylisticien comparatiste me dira que je ne dois pas traduire "I té ni kont manjé’y" par "Il avait son compte de manger" mais bien par "Il a eu à manger à satiété". Grammairiens contrastivistes et stylisticiens comparatistes sont aveugles aux possibilités de métissage entre les langues et les imaginaires et ils fonctionnent sur l’idée d’équivalence laquelle est au cœur de la problématique traductologique depuis des siècles. Traduire c’est trouver des équivalents dans la langue étrangère, nous dit-on, et ça à tous les niveaux : lexical, syntaxique, rhétorique etc. Et Vinay et Dalbernet, dans leur Stylistique comparée de l’anglais et du français ou Malblanc, dans sa Stylistique comparée du français et de l’allemand, nous fournirons les recettes du bien traduire c’est-à-dire comme trouver pour chaque cas précis le bon moyen d’aboutir à une équivalence. Vinay et Dalbernet nous en donnent sept qui vont de l’emprunt à l’adaptation en passant par le calque, la transposition, la modulation etc. Ces ouvrages sont les vade-mecum des étudiants d’anglais et d’allemand de toutes les facs de France et de Navarre, ce qui, à mon humble avis, est préjudiciable à une bonne formation des futurs traducteurs. Car que signifie "équivalent" ? Déjà à l’intérieur d’une même langue, cela pose problème. Il suffit de se pencher sur la question de la synonymie : est-ce que "beau", "magnifique", "charmant", "joli" etc. sont synonymes ou, pour reprendre le terme, équivalents ? Et quand on passe à une langue étrangère, la question de la synonymie ou de la quasi-synonymie est encore plus complexe. Car il faut bien comprendre que les tenants de la traduction scolaire et universitaire et les tenants de la traduction mondaine d’orientation cibliste sont copains comme cochons. Tout réside pour eux dans un strict respect la grammaire et du style, dans la connaissance purement linguistique ou en tout cas langagière. Si je connais bien la grammaire du français d’un côté et la grammaire de l’anglais de l’autre, je pourrai bien traduire car cela m’évitera de faire des mélanges douteux, des interférences, des solécismes ou des barbarismes. Le problème que pose une telle vision de la traduction est que confrontée aux textes-œuvres, aux textes marqués par une singularité auctoriale, elle rabote complète ment cette dernière. Le grand auteur n’est-il pas justement celui qui viole la langue, le poète est celui qui écrit toujours au bord de l’agrammaticalité, celui qui actualise des potentialités présentes dans la langue ? Bref, vous l’avez compris, les tenants de la traduction strictement grammairienne et stylisticienne ignorent délibérément ce qui fait d’un texte qu’il est un texte. Ils feignent de croire qu’un texte est un assemblage de phrases bien construites, construites selon les règles grammaticales de la langue utilisée. Ils oublient qu’au-delà de la grammaire de la phrase, il existe une grammaire textuelle et qu’au fond, on ne traduit jamais vraiment de la langue mais du discours. La traduction d’Edgar Poe par Charles Baudelaire est sans doute fautive grammaticalement par endroits mais elle a su rendre justice au texte de l’auteur américain, ce qu’ont échoué à faire les multiples traductions, réalisés par des agrégés d’anglais, qui ont suivi celle de Baudelaire.

Il convient d’aborder ici, la question de l’identité textuelle et de la classification générique. Et là encore, pardonnez-moi de me démarquer des tenants de la traduction cibliste et des grammairo-stylisticiens comparatistes. En effet, ils n’ont jamais pris en compte le caractère hétérogène et polyphonique, comme dit Mickael Bahtine, de tout texte-œuvre. Sur un roman de 300 pages de Balzac ou de Zola, indépendamment de la pâte particulière à chaque auteur, à ce qu’on appelle le "style", chose floue, qui reste à définir, il y a le fait qu’on y trouve différents strates d’écriture, différents niveaux d’expression. Parfois dans le même chapitre, parfois dans le même paragraphe. Parfois, mais c’est plus rare, dans la même phrase. Si donc on se contente des procédés ou des techniques proposées par les contrastivistes et les comparatistes, on peut certes traduire des phrases isolées mais en aucun cas des textes qui ne sont jamais, répétons-le, un assemblage de phrases. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler l’étymologie du mot "texte". En outre, la classification qu’opère la traductologie entre textes littéraires d’un côté et textes techniques de l’autres ne repose pas sur des critères très sûrs et Katharina Reiss écrit qu’ :

"Il n’existe toujours pas de théorie de la traduction qui soit applicable à tous les textes".

J’ai un peu abordé en vrac les grands problèmes qui agitent la traductologie depuis que l’homme écrit, puisque l’homme traduit dès la naissance de l’écriture : on trouve, par exemple, des listes de mots en égyptien ancien et en grec ancien sur de nombreuses stèles. Cela me permet de m’arrêter un moment sur le terme "traductologie" qui est très récent car il date à peine d’une trentaine d’années. Ce terme a la prétention de désigner à la fois une science autonome par rapport à sa grande sœur la linguistique et à sa cousine la stylistique et une science qui réfléchit sur les pratiques traductives. Inutile de vous dire que l’homme traduit sans avoir besoin de réfléchir ou de posséder une quelconque méthodologie ou encore de connaître les mécanismes qui régissent l’acte traductif. De même qu’on n’a pas besoin de connaître la stylistique , la narratologie ou la sémiotique textuelle pour être un écrivain, on n’a pas besoin d’être armé de toute une batterie de concepts et d’outils traductologiques pour être un bon traducteur. Cela peut paraître bizarre mais c’est comme ça ! C’est peut-être au fond ce qui distingue les sciences humaines des sciences dites exactes : pour être un bon chimiste ou un bon physicien, il faut avoir étudié la chimie ou la physique. Donc, depuis trois décennies, la traductologie essaie difficultueusement de se constituer en science autonome et de s’arracher à la pression de ses parents, amis et alliés que sont la plupart des sciences humaines que j’ai nommées en tout début de mon intervention. Des gens comme Antoine Berman, Eugène Nida, Henri Meschonnic ou Jean-René Ladmiral s’y sont employés et continuent encore de s’y employer pour certains sans que la traduction soit parvenue à se doter de fondements sûrs. Et si vous lisez la littérature traductologique, vous serez très amusés de constater qu’il n’y règne pas cette sérénité de gentlemen qu’on trouve dans les autres sciences humaines plus anciennement installées: on s’y lance des anathèmes et des injures à tour de bras et c’est ma fois assez réjouissant.

Concernant notre préoccupation d’aujourd’hui, force est de constater que la réflexion traductologique a principalement, sinon exclusivement, concerné les langues écrites, celles qui possèdent une littérature multiséculaire et qui disposent d’un statut au plan socio-politique bien affirmé. Notons en passant que beaucoup de ces langues sont sortis de leur état de "langues vulgaires" comme on disait aux XVe et XVIe siècles pour devenir des langues de plein exercice grâce justement à la traduction. L’allemand est sorti de l’éparpillement dialectal grâce à Martin Luther et à sa traduction de la Bible. De même que le russe grâce à Cyrille et Méthode, deux moines-traducteurs dont le premier a inventé de toutes pièces l’alphabet cyrillique. De même pour le finlandais et dans le Tiers-Monde, le swahili (traduction du Coran), le nahualt au Mexique ou le tagalog aux Philippines. La traduction semble être la voie royale pour que les langues accèdent à ce que Jean Bernabé appelle la souveraineté scripturale. C’est qu’elle oblige la langue à sortir de son cocon, des réalités qu’elle a l’habitude de désigner et la force à actualiser ses potentialités cachées. Je prends un exemple pour le créole : j’ai personnellement écrit des romans en créole et si j’ai été confronté à l’absence de langue littéraire en créole, je suis tout de même parvenu à surmonter cette épreuve - moi et d’autres bien sûr comme Frankétienne en Haïti - en faisant travailler la langue, en la forgeant peu à peu mais cela à l’intérieur de l’univers culturel créole. Uniquement à l’intérieur de l’univers culturel créole. Là, on ne prend que des risques limités mais quand on se coltine à Maupassant comme l’a fait Jean-Pierre Arsaye ou à "L’Etranger" de Camus comme je l’ai fait, eh bien on est en terrain mouvant, en terrain inconnu. Le risque est multiplié par dix et c’est très bénéfique pour la langue.

Je disais donc que la réflexion traductologique n’a concerné que les langues écrites de longue date et très peu les langues non écrites pour la bonne raison que cette réflexion s’appuie essentiellement sur des textes. Ici, une petite parenthèse rapide pour distinguer "interprétation" de "traduction". L’interprétation consiste à traduire en simultané ou en consécutif un discours oral alors que la traduction fonctionne sur la parole figée, sur l’écrit. Il s’agit de deux choses très différentes et s’il y a des écoles d’interprétation, l’une des plus célèbres étant l’ESIT à Paris, il y a très peu d’écoles de traduction. Cette dernière est un peu étudiée et pratiquée dans le monde anglo-saxon mais en général il suffit d’une licence, d’une agrégation ou d’un doctorat dans une langue étrangère pour devenir traducteur alors que pour devenir interprète, on doit nécessairement passer par une école et acquérir des techniques très précises. Fermons la parenthèse ! Ici, ce qui nous occupe c’est la traduction, pas l’interprétation. Le créole, étant une langue principalement orale même si on écrit épisodiquement dans cette langue depuis trois siècles (le texte à vocation littéraire le plus ancien - il date de 1754 - est un poème de Saint-Domingue intitulé "Lisette quitté la plaine" dû à un Blanc créole nommé Duvivier de la Mahautière). Traduire donc d’une langue ayant une longue tradition d’écriture comme le français ou l’anglais vers une langue principalement orale, pose de gros problèmes. Ceux-ci n’ont jamais été étudiés par les traductologues, qu’ils soient occidentaux ou non car il existe aussi une tradition traductologique dans le monde arabe, en Inde et en Chine. Pire : le créole n’est pas simplement une langue orale, c’est une langue orale qui vit en situation de diglossie, ce qui complique les choses encore davantage. Il n’est pas du tout dans la même situation que des langues certes orales comme le wolof, le bamiléké, le nahualt ou les langues canaques qui elles sont des langues ataviques, des langues ont préexistent au processus colonisateur et qui, de ce fait, semblent mieux armées que le créole pour accéder à la souveraineté scripturale et du même coup réussir l’épreuve du feu qu’est la traduction. Quels sont les problèmes donc que posent la traduction en milieu diglossique, celui dans lequel cohabitent deux idiomes de statut inégal dont l’une a le statut de langue et l’autre celui de patois ? Et là, je dois revenir à mon distingo du début entre traduction mondaine et traduction scolaro-universitaire. Alors que dans les langues écrites et souveraines, c’est la traduction mondaine qui est majoritaire, ultra-majoritaire même (il suffit d’aller en librairie ou dans les archives de n’importe quelle organisation internationale comme l’ONU pour s’en rendre compte), dans le cas du créole, c’est l’inverse. La traduction scolaro-universitaire y est largement prédominante. Pour un Morisseau-Leroy ou un Georges Mauvois qui traduit "Antigone" en créole, il y a dix, cent, deux cents élèves et étudiants qui planchent chaque semaine sur des thèmes et des versions créoles. Grâce au CAPES et au PE-Option créole, je rappelle qu’il y a plus d’une vingtaine d’établissements scolaires de la Martinique où l’on dispense des cours de créole, sans compter nos étudiants de licence et de maîtrise de créole à l’UAG depuis bientôt 8 ans. Je vais donc considérer les problèmes que posent d’abord la traduction créole/français en milieu scolaire et universitaire et ensuite ceux que posent la traduction créole/français mondaine.

Il faut dire d’emblée que nous, enseignants de créole, tant à l’école qu’à l’université, nous nous trouvons dans une situation pour le moins paradoxale. En effet, nous sommes contraints d’enseigner le créole comme s’il s’agissait d’une langue étrangère, exactement comme l’anglais ou l’espagnol donc, cela à cause du statut qui est celui du créole au sein du système scolaire français. "Langue régionale" et "langue étrangère", sont sur ce plan-là, logés à la même enseigne, ce qui veut dire qu’elles sont enseignées à partir du français, en sous-entendant donc que le français est la langue maternelle de l’apprenant. De même que le professeur d’anglais expliquera la différence d’usage entre le prétérit et le past perfect en français, le prof de créole expliquera le système TMA, la réduplication du morphème verbal ou les verbes sériels à l’aide du français. Si cela est normal et logique s’agissant de l’anglais et de l’espagnol, il est tout de même paradoxal de placer nos élèves et nos étudiants dans une situation où le créole leur devient une langue étrangère. Du coup, les exercices canoniques de la classe de langue à savoir le Thème et la Version prennent une signification inverse à celle qu’elles ont traditionnellement. En effet, on fait un thème lorsqu’on va de la langue que l’on connaît le mieux, la langue maternelle donc, vers la langue que l’on est en train d’apprendre et l’on fait une Version, lorsqu’on va de la langue étrangère vers la langue maternelle. C’est cela la définition de Thème et de Version ! Or, en créole, et j’ai été fort gêné lorsque j’ai fait mon livre "La Version créole", on appelle version le fait d’aller du créole vers le français. A l’écrit du CAPES, c’est cela que l’on appelle l’épreuve de version. Et, c’est pareil pour l’épreuve de thème qui consiste à aller du français vers le créole. Vous constatez donc que cela place objectivement le créole en situation de langue étrangère. Or à Saint-Joseph où enseigne Mandibèlè, au Lorrain où enseigne Carine Gendrey ou au Marin où enseigne Roland Davidas, le créole est la langue maternelle 1 des élèves, quand bien même le français est devenu, depuis cette génération, la langue maternelle 2. Dès que la cloche sonne et que les élèves s’égaillent pour aller en cour de récréation ou rentrer chez eux, c’est le créole qui règne en maître. Je pose donc une première question : quelles sont les répercutions psycholinguistiques du fait que l’élève se retrouve placé en position d’étudier sa langue maternelle comme s’il s’agissait d’une langue étrangère ? Bon, je sais, la décréolisation aidant, les élèves du Centre, c’est-à-dire Fort-de-France-Lamentin-Schoelcher, ne sont pas concernés, du moins ceux des écoles petites-bourgeoises (car à Dillon ou à Volga-Plage, on est exactement comme au Vauclin ou au Lorrain). Chez ces élèves petit-bourgeois, c’est le français qui est la langue maternelle 1 et le créole la langue maternelle 2. Donc c’est beaucoup moins grave pour eux que le créole soit étudié comme une langue étrangère. A la limite, je dirais même que c’est un bien : ça permet de les recréoliser. Et si on croit, comme c’est mon cas et celui de Jean Bernabé, que c’est la petite-bourgeoisie qui est le moteur de notre histoire, eh bien disons que je n’ai rien dit. Car nous pensons que c’est elle qui a le pouvoir de sauver le créole et de l’amener progressivement à devenir une langue de plein exercice. Mais enfin tout de même et là, je pose une deuxième question : ne devrions-nous pas réfléchir à une pédagogie différenciée pour les élèves dont le créole est la langue maternelle 1 et ceux pour lesquels c’est, au contraire, le français qui est la langue maternelle 1 ? Et je retrouve le même problème au niveau de la licence et de la maîtrise de créole, dans lesquelles je pratique la traduction, car je me rends vite compte de la différence d’abord entre étudiants guadeloupéens plus enracinés dans le créole et étudiants martiniquais plus décréolisés ; ensuite, au sein même des étudiants martiniquais entre ceux qui viennent des classes populaires et ceux qui viennent de la petite-bourgeoisie.

Mais, que nous ayons affaire à des élèves enracinés dans le créole ou à des élèves décréolisés, se pose un troisième problème qui est lui plus proprement linguistique, ce qui me permet de raccrocher à mon développement la traduction mondaine, celle d’un Mauvois traduisant "Antigone" ou d’un Arsaye traduisant les nouvelles de Maupassant : c’est celui de l’absence d’un niveau de langue constitué en créole. Le créole est une langue qui est en train justement de se constituer sa langue littéraire et quand on doit l’utiliser pour traduire une langue déjà fortement littérarisée comme le français, il y a comme un déséquilibre, un gouffre, dans lequel on menace de tomber à chaque instant. On en revient à la question de la diglossie qu’on le veuille ou nom et au statut patoisant du créole. Je ne vais pas vous infliger un historique de ce concept depuis Psychari au XIXe siècle, en passant par Ferguson dans les années 50 du XX, les catalanistes comme Aracil ou les occitanistes comme Robert Lafont dans les années 60 ou les créolistes comme Jean Bernabé dans les années 70. Je vais m’arrêter simplement sur la question de la norme qui est absolument fondamentale dans l’enseignement des langues. Chez nous, on a une situation sociolinguistique dans laquelle il n’existe qu’une norme et une seule, le français. Le créole est hors norme comme on dit hors jeu. Dès lors, je pose une question : comment enseigner une langue, comment traduire dans une langue, qui ne dispose pas de norme socialement reconnue ? Pour aller très vite, autant l’enseignant peut corriger un apprenant en lui disant "En français, on ne dit pas "l’homme que je t’ai parlé" mais "l’homme dont je t’ai parlé", comment, de quel droit, moi enseignant de créole, je peux délégitimer, qualifier de non grammatical, un énoncé comportant un passif agentif ? Je peux certes toujours dire à l’apprenant, de manière autoritaire, que le passif agentif n’existe pas en créole et sanctionner tout énoncé ou phrase qui en comporte un, toujours est-il que dans la vie réelle, il entendra sans arrêt "kay-tala té achté pa tonton-mwen". Ou encore je peux sanctionner la présence de "que" dans un énoncé comme "Ou pé di Jilbè que i pé vini" mais force est de constater qu’aujourd’hui - depuis au moins une trentaine d’années, je veux dire - à cause des ravages de la décréolisation, je ne suis plus du tout sûr qu’on puisse définir les contours exacts d’une grammaire créole tellement les énoncés "corrects" côtoient journellement les énoncés "incorrects". En fait, je pense qu’il y a eu ce que j’appelle un créole stabilisé, disons entre 1660 et 1960, pendant 3 siècles donc, qui a possédé un syntaxe parfaitement identifiable, en tout cas nettement différenciée de celle du français. On en a la preuve dans toutes les grammaires créoles publiées au XIXe siècle que ce soit sous la plume du Trinidadien John Jacob Thomas en 1869, du Guyanais Alfred De Saint-Quentin en 1874, du Guadeloupéen René de Poyen-Bellisle en 1890 et de la Martiniquaise Elodie Jourdain en 1951. Même si ces approches grammaticales étaient complètement perverties par une approche francisante de la langue, elles nous donnent quand même à lire un créole parfaitement autonome syntaxiquement. Et dans "Fondal-Natal" de Jean Bernabé, on retrouve ce même créole stabilisé, simplement au moment même où l’auteur rédige sa grammaire, en 1975, le créole était en voie de déstabilisation. C’est d’ailleurs pourquoi il précise en sous-titre "grammaire basilectale approchée". La seule mention du basilecte indique en filigrane qu’il écarte de son étude une autre grammaire, celle du créole déstabilisé. Ici, je vais me risquer à faire une hypothèse que nos linguistes ici présents démonteront peut-être : je distingue tout à fait le créole francisé du créole destabilisé. Pour moi, le créole francisé a une légitimité historique marquée au plan phonologique par l’utilisation des voyelles arrondies du français ou l’absence de palatalisation, au plan syntaxique par des formes plus proches du français mais qui ne sont pas agrammaticales (par exemple, "i pli fò ki’w" au lieu du plus basilectal "i fò pasé’w), au plan lexical par l’emploi de termes moins marqués, moins connotés vieux-nègre (par exemple "ou sé an ensiswatil" au lieu de "ou sé an fet-chié"). Le créole francisé doit donc être distingué du créole déstabilisé qu’on entend depuis trente ans lequel est un véritable charabia qui s’est, hélas, imposé à cause de l’explosion des radios-libres à partir de 1981. Mandibèlè a étudié, dans un mémoire de Maîtrise consacré aux radios créolophones, les contours de ce désastre. Car, je pèse mes mots, il s’agit d’un désastre quand on constate que le système de pluralisation du créole, système extrêmement complexe certes, est utilisé de manière complètement erratique. Quand le déterminant-copie disparaît et qu’on est confronté à des énoncés du style "Bagay-la nou fini diskité pé mennen nou a wè…" au lieu "Bagay-la nou fini diskité a pé mennen nou a wè". Question à Jean Bernabé : est-ce que le schéma de la diglossie franco-créole qu’il a défini dans "Fondal-Natal" à savoir celui d’une diglossie fondée sur un "continuum-discontinuum" entre d’un côté le français standard et le français créolisé et de l’autre le créole francisé et le créole basilectal, est-ce que ce schéma est encore valable trente ans après qu’il l’ait formulé ?

Bref, je ne vais pas m’étendre mais je constate que l’absence de norme en créole et l’effort qui est fait par les écrivains et les linguistes pour en construire une est ruinée par les effets dévastateurs de la décréolisation laquelle multiplie les énoncés aberrants, idiosyncrasiques quant ils ne sont pas tout simplement idiots. Je répète donc ma question : quelle didactique pour une langue historiquement dépourvue de norme et en proie depuis trois décennies à un fort mouvement de déstabilisation ? Et, dans le cas qui nous occupe, quelle didactique de la traduction ? Que de fois n’ai-je été confronté à des étudiants qui me lancent "Mais monsieur, on dit ça en créole !". J’ai beau les renvoyer aux grammaires de Jean Bernabé et de Robert Damoiseau, rien n’y fait. Autour d’eux, on parle comme ça, on parle de plus en plus comme ça et de quelle poids, de quelle autorité pèsent les descriptions des deux linguistes pré-cités ? D’autre part, et s’agissant toujours de la question de la norme en créole, même dans le cas où mon distingo entre créole francisé et créole déstabilisé ne serait pas valable et où le continuum-discontinuum bernabéen continuerait à être valide, se pose bien évidemment le choix de la norme. Quand on examine l’histoire des langues, on s’aperçoit que celle-ci est toujours établie par les classes dirigeantes qui s’estiment dépositaires du beau parler. L’histoire du français est très éclairant à cet égard : c’est Richelieu qui établit l’Académie française en 1635 et c’est cette même académie qui décide de choisir une orthographe latinisante alors même qu’il existait chez bon nombre de scripteurs une tendance phonétisante. Ce sont, par exemple, les académiciens qui décident d’écrire "temps" alors qu’il existaient des graphies concurrentes telles que "tems", "tem" ou "tan". C’est encore un siècle plus tard Malherbe qui décide de "dégasconner" la langue française c’est-à-dire de trucider tous les régionalismes au bénéfice non pas d’une langue parisienne mais d’une langue de la noblesse parisienne, puisque le parler dit des Halles, celui du peuple parisien, est lui aussi mis à l’index. Or, les circonstances particulières de l’émergence du créole, le fait qu’il ait été très tôt renié à tour de rôle par ses différents géniteurs (Békés à la fin du XVe, Mulâtres au XIXe, Nègres au XXe et Indiens au milieu du XXe), le fait qu’il ait toujours vécu sous l’aile par trop protectrice, voire étouffante, du française, tout cela fait que le créole le plus "authentique", le meilleur créole, le créole basilectal pour reprendre la terminologie de Bickerton, eh bien il n’est pas celui des classes dirigeantes mais du petit peuple. Le seul créole qui ait jamais joui d’un prestige, prestige modeste au demeurant, est le fameux créole "mulâtre" que l’on peut assimiler au créole francisé. C’est le créole des classes dirigeantes et quand celles-ci sont au pouvoir comme en Haîti, eh bien c’est cette variété-là qu’elles choisiront d’institutionnaliser. Je m’excuse, Robert Damoiseau - on en a déjà parlé à diverses reprises - mais je suis effaré par le créole officiel d’Haïti. C’est du créole ultra-francisé et comme dans tous les pays du monde, les locuteurs des classes populaires ont tendance à imiter le parler des locuteurs des classes dominantes, eh bien de plus en plus, le créole que j’entends dans la bouche des immigrés haïtiens à Terre-Sainville, m’apparaît effroyablement francisé. Ce n’est pas Mandibèlè qui habite ce quartier qui me démentira. Nous sommes donc devant un énorme problème quant au choix de la norme : logiquement, nous devrions privilégier le parler des classes populaires, plus authentique, mais socialement, c’est presque impossible. Jean Bernabé avait, dès les années 70, avancé l’idée de "déviance maximale" par rapport au français, modulée aujourd’hui en "déviance optimale" et la plupart des écrivains créolophones dont moi, ont adhéré à cette vision de la norme créole en voie de construction. Tant qu’on reste au niveau de la littérature, cela ne porte guère à conséquence mais dès qu’on se confronte au monde réel, on se rend vite compte qu’on bute contre un mur. La plupart des gens, y compris les locuteurs et lecteurs des classes populaires, rejettent la déviance maximale ou optimale. Trois exemples : j’ai fait un journal entièrement en créole, avec d’autres personnes ici présentes ce soir : "GRIF AN TE", 12 pages de créole chaque semaine, 52 numéros publiés en 4 ans d’existence entre 1979 et 1983. Eh bien, nous avons dû arrêter cette expérience formidable car nos lecteurs nous disaient ne pas comprendre notre "créole-dragon" (c’était là leur expression !) et nos ventes ont inexorablement chuté. Nous avons ensuite traduit un numéro entier du "Courrier de l’Unesco" et nous avons connu le même échec : le conseillers régionaux martiniquais auxquels nous avions demandé une subvention pour financer cette édition hors-place du "Courrier", nous l’ont refusée, effrayés par ce qu’ils lisaient. Et, au sein de l’école et de l’Université, comme au niveau du journalisme, on bute sur la même question : nos élèves et nos étudiants rechignent devant un créole trop créole. Combien de fois, en 8 ans, des étudiants de licence de créole ne m’ont-ils pas avoué qu’ils ne comprenaient pas bien le créole que j’utilisais pour faire mes cours de littérature. Le problème de la norme reste donc entier et nous interpelle au premier chef dans cet atelier de didactique : quelle norme promouvoir au sein de l’école et de l’université ?

Bon, je vais en venir à celui de la traduction mondaine en créole. Je parle d’une expérience que je connais sous son double versant puisque j’ai eu l’occasion de traduire moi-même certains de mes livres créoles en français et de traduire des livres français en créole. Il y a même quelqu’un ici, Jean-Pierre Arsaye, qui a traduit l’un de mes livres en français, livre qui a été publié en français chez un éditeur, Ramsay, et que j’ai retraduit moi-même une deuxième fois, chez un autre éditeur, parce que j’avais besoin d’argent. Evidemment, je n’ai pas gardé le même titre pour ne pas me faire démasquer : Arsaye avait intitulé sa traduction "Chimères d’En-Ville" et moi, j’ai intitulé la mienne "Morne-Pichevin". On y reviendra tout à l’heure, vous verrez que ce n’est pas anecdotique du tout. Au contraire, cet exemple est au cœur même de la problématique de la traduction en milieu diglossique. Reprenons donc ! Eh bien la diglossie verbale existe aussi à l’écrit, il existe une diglossie littéraire plus exactement qui se manifeste à deux niveaux :

- au niveau des scripteurs d’abord qui ont tous été alphabétisés, éduqués, littérarisés en langue française et ne sont venus que sur le tard et de manière autodidacte au créole. C’est le cas de 100% des auteurs créolophones, même ceux d’Haïti, pays pourtant à 90% créolophone. Je ne connais aucun ouvrage écrit par quelqu’un qui aurait été principalement alphabétisé, éduqué et littérarisé en créole. Et ce n’est pas demain la veille que cela se produira quand on sait qu’en Haïti, par exemple, l’éducation exclusivement en créole est réservée aux adultes des quartiers pauvres des villes et des campagnes. Ces gens, qui sont le plus souvent des paysans ou des ouvriers, sont éduqués en créole pour pouvoir améliorer leur quotidien : grâce à des opuscules sur la santé, ils apprennent à mieux éviter les maladies ou grâce à des opuscules d’agriculture, à améliorer les rendements de leurs parcelles. Eventuellement à déchiffrer le journal catholique en créole "Bon Nouvel". Mais ça s’arrête là ! Ce n’est pas en leur sein que surgira jamais des écrivains. Ainsi donc nos auteurs créolophones sont plutôt des auteurs diglottes chez qui le français est prédominant, tant au niveau linguistique qu’au niveau littéraire. Quand on examine à présent le cas de nos auteurs francophones, dont la plupart n’ont jamais écrit une seule phrase de créole de leur vie et n’en écriront jamais, on constate que même les plus apparemment français comme Césaire n’échappent pas à l’emprise de la diglossie puisqu’on trouve chez lui bon nombre d’énoncés créolisants, sans doute de manière non délibérée d’ailleurs, et cela me permet d’aborder mon deuxième point, celui non plus des scripteurs mais de la langue qu’ils emploient.

- dans nos textes francophones, malgré l’opprobre dont il est l’objet, malgré le déni dans lequel il vit, le créole joue le rôle de ce que Jacques Coursil appelle "la langue muette". Le créole, est dans le texte antillais francophone, la muette qui parle. Et dans nos textes créolophones, comme on l’a vu, c’est le français qui joue le rôle de la langue muette mais alors là, il s’agit d’un muet doté d’une très grosse voix. On peut donc qualifier notre écriture, quelle soit en français ou en créole, d’écriture traductive. En français, nos romanciers traduisent la parole créole des personnages populaires (paysans ou ouvriers). C’est ce que font Joseph Zobel ou Jacques Roumain. En créole, ils restent prisonnier des schèmes littéraires que l’école leur a inculqués.

Une fois ceci posé, un premier problème : quelle est la légitimité d’une entreprise de traduction intra-créole, je veux dire l’intérêt de traduire Césaire et Jacques Roumain en créole ou Joby Bernabé et Frankétienne en français ? Apparemment aucun puisque les deux langues sont déjà présentes dans le texte, quelle que soit la langue utilisée, l’une en surface, l’autre en profondeur. Ne se trouve-t-on pas la dans un cas unique au monde de traduction incestueuse ? Et d’ailleurs problème chez le traducteur lui-même, s’il est natif, puisqu’il aura du mal à toujours définir une frontière très nette entre français et créole. C’est pourquoi quelqu’un comme Marie-Christine Hazaël-Massieux pense que les textes antillais ne devraient pas être traduits par des natifs mais par des non-créolophones qui ont appris le créole comme une langue étrangère. Chez ces derniers, il n’y a pas de relation incestueuse entre français et créole. J’ai été très fier le jour où j’ai vu en librairie mon livre "Le Gouverneur des dés", traduit en français par Gerry L’Etang, et publié chez un grand éditeur parisien, Stock, et cela dans "La Nouvelle Bibliothèque Cosmopolite" qui regroupe des textes dans trente-sept langues différentes, dont ceux d’une bonne dizaine de Prix Nobel. Voir mon livre, avec l’inscription "traduit du créole", à côté d’autres livres portant l’inscription "traduit du russe", "traduit de l’arabe" ou "traduit du chinois" m’a procuré un sentiment d’intense satisfaction. J’ai eu, à ce moment-là, le sentiment d’avoir emmené notre vieille langue née dans l’enfer des plantations esclavagistes, langue piétinée, dénigrée, à un niveau de dignité jamais atteint jusque là. Mais aujourd’hui, je suis bien moins persuadé de l’intérêt de la traduction intra-créole, celle qui a poussé Gerry et Arsaye à me traduire en français et celle qui m’a poussé moi-même à traduire le "Cahier d’un retour au pays natal" de Césaire en créole. Je crois plus à la traduction extra-créole, celle qui a poussé Mauvois à traduire "Antigone", Arsaye à traduire Maupassant ou moi-même Albert Camus. En effet, dans la traduction intra-créole, on "joue dans son nombril" comme on dit en créole alors que la traduction extra-créole nous force à amener le créole à affronter des défis stylistiques inédits, à se confronter à un imaginaire complètement différent et c’est, j’en suis persuadé, une voie qui permettra au créole de bénéficier de tout l’avantage de la traduction, sur son chemin vers la souveraineté scripturale, comme ce fut le cas il y a des siècles pour l’allemand, le russe, le finois ou plus récemment pour le swahili en Afrique de l’Est ou le Nahualt au Mexique.

Je vais, à présent, prendre deux cas concrets pour mieux expliquer cette question de la traduction en milieu diglossique : l’un concerne la traduction intra-créole ; l’autre la traduction extra-créole. Premier cas : je vous ai dit tout à l’heure que mon livre, "Bitako-a", a été traduit deux fois en français. Une fois par Jean-Pierre Arsaye, la deuxième par moi. Eh bien quand on examine ces deux textes, on s’aperçoit immédiatement que les traducteurs ont choisi deux options complètement différentes quant au type de français que chacun a privilégié. Arsaye a traduit mon livre en français standard (à part le titre "Chimères d’En-Ville" que je lui ai proposé) tandis que moi, je l’ai traduit en français "habité de créole". Vous avez noté que je ne dis pas "en français créolisé". En effet, le français créolisé existe - même si j’ai dit qu’il était en voie de disparition au profit du créole déstabilisé - et on aurait pu fort bien imaginer une traduction dans ce niveau lectal. Un auteur guadeloupéen, Germain William, s’est même employé à rédiger tout un livre en créole francisé, "Aurélien a paré le saut". Ce n’est pas du tout ce que nous, les auteurs de la Créolité, nous faisons. D’abord parce que la langue de la littérature n’est jamais le pur et simple décalque de la langue réellement parlée (sauf peut-être dans les dialogues), la langue de la littérature est une création, une invention, elle assume son artificialité. Essayez donc de prononcer d’une traite une phrase de Proust ! Ensuite, parce que nous, les auteurs de la Créolité, ambitionnons de vernaculariser le français, de favoriser une norme endogène du français, combattant en cela le jacobinisme linguistique qui règne en France. Nous voulons créer un français caribéen et nous pensons qu’il faut, pour sauver la francophonie, défendre et illustrer une norme polylectale : c’est ce que font déjà depuis longtemps les Québecquois, un peu les Maghrébins et très peu, hélas, les Négro-Africains.

Revenons donc aux deux traductions de "Bitako-a". Arsaye, en tant que traducteur, en tant que simple et honnête traducteur, je dirais, n’a pas à tenir compte mes élucubrations polylectalisantes. Pour lui, il est devant un texte créole et son devoir, son éthique de traducteur dirait Antoine Berman, l’a amené à traduire mon texte en français standard. Il s’est comporté comme ce traducteur de créole qu’appelle de ses vœux Marie-Christine Hazaël-Massieux c’est-à-dire qu’il a fait abstraction de son ancrage linguistique personnel, de sa créolité. On n’a pas le temps ici d’examiner son texte en détail mais il y a un élément qui saute aux yeux, c’est la multitude des notes de bas de page. Lorsqu’il est obligé d’emprunter un mot créole parce que la réalité que désigne ce mot n’existe pas en France, eh bien il le glose en bas de page. "Chabine" : métisse de noir et de blanc aux cheveux crépus et claire et à la peau généralement claire. A-t-il eu tort ? A-t-il eu raison ? Par contraste, dans ma propre traduction, il n’y a rigoureusement aucune note de bas de page. Et pourquoi ? eh bien parce que j’ai choisi d’écrire dans un français habité par le créole, un français caribéen, artificiel, fabriqué. Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? Je pose ces questions bien sûr du point de vue de la traductologie, des règles et principes traductologiques en vigueur partout dans le monde. Cet exemple me permet de dire que les différentes théories traductologiques se sont établies dans des pays généralement monoglossiques ou quasi-monoglossiques. Cela à une époque où les frontières des différents pays étaient bien établies, où il y avait peu de déplacements massifs de populations, à l’époque qui a précédé la mondialisation si vous voulez. Or, que constate-t-on depuis trente ans ? Que le phénomène de mondialisation est en train de transformer la planète en un univers polyglossique. Aux Etats-Unis, l’expansion de l’espagnol est foudroyante et on peut y faire ses études de la maternelle au doctorat, acheter son journal en espagnol au kiosque du coin ou regarder dix chaînes de télévision en espagnol. En France, le dernier B.O. vient de reconnaître 37 langues qu’il est possible de présenter à l’oral du Bac, en plus des langues régionales, dont le vietnamien, le tamoul, le bambara et même le chleuh qu’on peut même présenter dans trois dialectes différents : le chleuh rifain, le chleuh de l’Atlas et le chleuh de je ne sais pas quoi. Par contre, le créole au Bac, le B.O. ne connaît pas ! Donc, à partir du moment où le monde entier devient de plus en plus polyglossique, ne faut-il pas que, comme le dit Edouard Glissant, le traducteur traduise dans une dimension non pas duale - français/allemand, créole/français, allemand/arabe etc. - mais multiglotte. Cela, d’autant plus, que cette extension de la polyglossie fait éclater les normes linguistiques nationales. C’était déjà depuis longtemps de l’anglais où les normes anglaise, étasunienne, indienne, australienne etc. sont toutes légitimes, en tout cas acceptées par la plupart des locuteurs. Dans cette perspective-là, la perspective de français habité par le créole que j’ai choisi pour la traduction de "Bitako-a" semble plus en phase avec la modernité que celle, plus traditionnelle, choisie par Arsaye. Et là, je reviens à la dimension pédagogique de la traduction : comment l’enseigner désormais ? Est-il toujours possible de continuer à l’enseigner de manière monoglossique alors qu’autour de nous le monde va vers la polyglossie ? Ne faudrait-il pas, comme le dit Glissant, qu’on entende désormais dans toute traduction l’écho de toutes les langues du monde. En termes plus simples, est-ce que l’idéal de fluidité de la traduction véhiculée par l’école et l’université a encore une pertinence dans un monde où l’interface généralisé des langues et des cultures conduit à des mélanges, des interférences, des bouturages, bref produit tout au contraire de l’opacité ?

Enfin, pour terminer, j’évoquerai brièvement la traduction extra-créole, qui me semble être la plus profitable pour le développement du créole. L’examen de la traduction que fait Jean-Pierre Arsaye d’Une journée de campagne de Maupassant est très instructive à cet égard. Il a eu raison de choisir cet auteur dans la mesure où la campagne normande que Maupassant décrit au XIXe siècle n’est pas un univers trop différent de l’univers créole. Les défis qu’Arsaye a eu à affronter se situent donc au plan de la langue et notamment du lexique, et cela pas tellement au niveau des lexèmes désignant des realia normands qu’à celui de la palette lexicale extrêmement riche de Maupassant. Là, le traducteur a dû faire jouer à fond la machine néologique sans laquelle il aurait abouti à un texte en créole archi-francisé. De telles audaces lexicales et parfois stylistiques, voire plus rarement grammaticales ne peuvent évidemment prendre corps, devenir légitimes dans la langue que si ce genre de traductions se multiplient et si elles trouvent un lectorat. Le premier lectorat est celui que nous enseignants de créole du primaire, du secondaire et de l’universitaire sommes présentement en train de former.



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